Echappée culturelle – 04 avril 2020

Les formes de l’eau : imaginaire entre art et science
– extrait d’un article paru dans  Matière à penser n°12, L’eau Source d’inspiration, Décembre 2018. 
Carole Ecoffet, chargée de recherche CNRS – Institut de Science des Matériaux de Mulhouse

Les rêveries que convoquent l’eau, telles qu’étudiées par Gaston Bachelard, se réfèrent principalement aux eaux sauvages, sources, rivières ou étangs. La mer et son infinité a également été inspiratrice de nombreux poèmes ou tableaux. Les images qui en découlent relèvent plus de l’imagination formelle, de l’apparence, que de l’imagination matérielle, de cette imagination qui nous fait ressentir les liens, les tensions internes à une matière. La scientifique que je suis voit cependant dans les formes multiples de l’eau des jeux plus complexes dont la physique et la chimie dictent les règles.
L’étude de la matière et des forces qu’on lui applique est au cœur de ce que l’on appelle, « Science des Matériaux », terme générique qui regroupe aussi bien des spécialistes des métaux, des plastiques, des fibres… A la croisée de la physique et de la chimie, bien différent du champ de recherche des traqueurs de planètes, des mathématiciens, ou des spécialistes du vivant, la science des matériaux est rattachée à l’industrie, chimique ou mécanique. Elle n’a pas besoin de faire rêver pour démontrer son utilité.
Etudier la matière crée un lien au réel.  Il ne s’agit pas de spéculer ou d’observer à distance, mais d’appliquer des forces pour en découvrir les variétés : matière rigide dont on va mesurer la résistance, matière molle dont la forme peut être modifiée par un simple rayon de lumière et qu’il faut aborder avec plus de subtilité, matière liquide changeante et que l’on cherche à dompter, vapeur dans laquelle tout disparaît pour réapparaître un peu plus loin ou un peu plus tard, autant d’états qu’il nous faut traquer et tracer.
Plus encore que la matière, le matériau existe pour et par son usage. Son comportement le définit autant que ses éléments constitutifs. Par comportement on entend, la manière dont sa forme, son aspect, ou ses propriétés vont être modifiés sous l’action de forces extérieures, mais aussi la manière dont il entre en interaction avec l’extérieur. Changer sa surface, et son usage sera différent ! N’est-ce là qu’un changement superficiel qui n’altérerait pas la profondeur de l’être et étudier la surface, ne serait-ce qu’anecdotique dans l’étude d’un matériau ?  Non, car c’est sur la surface que les forces internes et externes se rencontrent, c’est par la surface que la matière nous livre ses secrets, c’est par la surface encore que nous interagissons avec elle. La surface devient alors interface, interface de rencontre de deux zones de matière dans lesquelles les équilibres internes sont perturbés par la proximité de l’autre.
Cette intimité avec la matière et ses formes et la bataille que les scientifiques mènent afin qu’elle leur livre ses secrets, rendent le dialogue avec les plasticiens, artistes ou designers, particulièrement pertinent. Cependant, les métiers, les problématiques, l’approche du réel des artistes et des scientifiques diffèrent. Alors qu’ils parlent de la même matière, des mêmes objets, ils peuvent parfois ne pas se comprendre tant leurs langages sont différents. Il arrive cependant que des artistes poussent la porte des laboratoires. Comme en science des matériaux, deux matières dont les logiques internes sont différentes se rencontrent. A l’interface, tensions et remous créent des formes nouvelles.
L’opposition traditionnelle entre artistes et scientifiques interroge. Dans le cursus scolaire, la séparation disciplinaire arrive très tôt alors qu’il serait possible de mettre en place des projets art et science. La thématique de l’eau d’ailleurs s’y prêterait parfaitement. Depuis la maternelle, les enfants étudient cet élément : le cycle de l’eau, la transformation du liquide en glace ou en vapeur, les états de la matière, la conservation des volumes font partie des premiers programmes de science. On étudie également le rôle de l’eau en science de la vie et de la terre ou l’importance des océans en géographie. Les approches transdisciplinaires entre ces domaines sont encouragées.
Hors du cadre scolaire, les enfants sont fascinés pas les reflets des flaques, les gouttes d’eau, le jeu des vagues, mais cette approche sensible et intime est rarement mise en regard des apprentissages. De l’avis des enseignants, la construction de l’esprit rationnel demande une prise de distance. Les élèves eux-mêmes intègrent que les expériences scientifiques ne sont pas des sujets de rêverie. Cependant, de nombreux scientifiques expliquent leur choix de carrière et de sujet d’étude en évoquant leurs émotions d’enfance.
Il peut arriver qu’ils retrouvent de telles émotions dans le laboratoire quand leurs instruments leur dévoilent des mouvements inattendus de gouttes, de vagues ou de tourbillons. La science qui est derrière ces phénomènes requiert des mathématiques complexes. Entre pairs, le formalisme permet de communiquer de nouvelles découvertes, mais celui-ci peine à transcrire l’émerveillement. Cependant, dans de nombreux cas des artistes ont cherché à appréhender les mêmes phénomènes sur un mode sensible. Il est donc intéressant de mettre les deux approches en regard. Faire dialoguer art et science, c’est peut être chercher de nouveaux langages pour les zones aux frontières de nos connaissances !